Camille AUBAUDE, Philippe AYRAUD, Marcel BAUWENS, Isabelle BIELECKI, Marie CHOLETTE, Cécile CLOUTIER, Michel DIAZ, Rodrigue GIGNAC, Bernard GIUSTI, Marguerite JARGEAIX, Gabriel Eugène KOPP, Paul LAMBRECHT, Chantal LIART, Piet LINCKEN, Jackie MACRI, Franca MAÏ, Pierre MEIGE, Huguette POITRAS, Véronique PORNIN, Carol POULIN, Marie-Agnès ROCH, Bruno TALAVERA, Christian TARRADE, Catherine TEURTRIE, Bérangère THOMAS, Francis VLADIMIR, Leïla ZHOUR
Camille AUBAUDE
Lorelei
Nymphe dressée sur un rocher,
la sirène ondule à l'affût
des barques d'infortune, mue
par ses chants déchaînés.
N'as-tu jamais vu Lorelei nager au fil des eaux,
sa chevelure blonde entremêlée aux algues ?
Vestale des brumes,
elle attise les tourmentes
et joue de toutes les voix
se pressant dans sa gorge.
Les bateaux sont sa proie.
N'as-tu jamais vu Lorelei nager au fil des eaux,
sa chevelure blonde entremêlée aux algues ?
Sainte des flots agités,
elle appelle les naufragés,
exilés dans l'errance,
les mène à une île blanche
dont les cailloux sont des os.
Une île blottie au sein des eaux.
N'as-tu jamais vu Lorelei nager au fil des eaux,
sa chevelure blonde entremêlée aux algues ?
(in La Sphynge, éd. L’Ours Blanc, 2009)
Philippe AYRAUD
Le fantôme de Tom Joad
(adaptation de The ghost of Tom Joad, Bruce Springsteen)
Des hommes longent la voie ferrée
Ils n'en ont pas fini d'errer
Les patrouilles de contrôle surgissent à l'horizon
La soupe est chaude au camp sous le pont
La queue s'étire jusqu'au coin de la rue
Le nouvel ordre mondial te dit : Bienvenue
Des familles dorment dans leur voiture ou ce qu'il en reste
Elles n'ont ni maison ni boulot ni repos ni paix
L'autoroute est bruyante en cette soirée
Mais personne ne plaisante sur son trajet
Je suis assis près du feu qui réchauffe
Je traque le fantôme de Tom Joad
Le prêcheur sort de son sac un livre de prières
Il prend son fardeau, tire une bouffée de sa cigarette
Il attend que les derniers soient les premiers et puis l'inverse
Dans l'abri en carton sous le passage du Nord ouest
Avoir pour la terre promise un aller simple
Tu as un trou au ventre et un flingue dans la main
Dormir sur un oreiller de pierre solide
Se laver dans l'aqueduc de la ville
L'autoroute est bruyante en cette soirée
Où elle mène, chacun le sait
Je suis assis près du feu qui réchauffe
Je traque le fantôme de Tom Joad
Tom dit :
Maman, partout où un flic frappe un type
Partout où un nouveau-né pleure sur ses tripes
Partout où le sang coule et où l'on se bat
Regarde-moi bien maman, je serai là
Partout où l'on se bat pour tenir son rang
Pour un travail décent, juste une main qui se tend
Chaque fois que quelqu'un lutte pour sa liberté
Regarde dans ses yeux maman… mon reflet
L'autoroute est bruyante en cette soirée
Mais personne ne plaisante sur son trajet
Je suis assis près du feu qui réchauffe
En compagnie du fantôme de Tom Joad
(in Chemins de Traverse n°35, décembre 2009)
Marcel BAUWENS
Clair-obscur
Un beau jour
Ce soleil m'a plu
Ce soleil m'a plu dessus
D'entre deux nuages
En fuite
Il a compté les heures
Autour des mâts
Le soir il a plongé
Comme un gros poisson rouge
Dans la mer
Il n'est plus remonté
Que dans ma mémoire
Alors, à travers les vagues
La lune a souri
Lune croissant dans l'ombre
Comme un grand lys de nuit
Belle noctambule ambiguë
Lune des heures folles
Où l'on rêve d'exister
Au-delà de la mort
Père soleil et mère lune
Où donc est mon étoile ?
(in Chemins de Traverse n°34, juin 2009)
Isabelle BIELECKI
La réponse
L'éternité m'attendait les pieds dans le sable
Ne disait rien, bougeait avec le vent
Qui la quittait par moments pour siffler de désir
Entre deux collines pareilles à un torse de femme,
Puis s'élevait, regardait les courbes du désert
Figées dans leur désir jusqu'à l'horizon
Avant de retomber devant l'éternité
En chien fidèle, lui léchant les genoux
Tandis qu'elle posait une main sur lui
J'ai fait deux pas en hésitant, intimidée,
Secoué de mes épaules l'ombre de la pyramide
Et attendu en plein soleil sa parole d'oracle
Longtemps, jusqu'à ce que le chameau
Derrière moi claquât des lèvres
Pour me signifier que c'était fini
Mon audience était terminée, il me fallait partir
Retourner aux pieds du sphinx
Parmi les miens, les adorateurs de l'éphémère
Et que si je n'avais rien compris
C'était tant pis, il me faudrait revenir demain,
Ou plus tard, recommencer à compter les collines
Apprivoiser le soleil et chevaucher le vent et peut-être alors
J'entendrais en moi : l'écho de l'éternité.
Marie CHOLETTE
Nos mères
J'ouvre les pages de mes souvenirs
fais de même avec les tiennes
échangeons nos parcours
nous organiserons des rencontres
nos mères
en des lieux de convergence
lieux si chauds dans nos villes
sur les Grand-Place
entourés de murs
comme ceux d'une maison
ces lieux de rencontre extérieurs
où on se sent dans l'intimité de sa demeure
tour à tour pleins de monde
et silencieux
avec des paroles qui se lient
et se délient
(in Chemins de Traverse n°35, décembre 2009)
Cécile CLOUTIER
Sans
les autrefois
le bonheur
serait
heureux
_*_
La pluie
Se tait
la faim
a faim
_*_
L'épée du soir
Tombe
Enfonce tes secrets
_*_
Sens
le chaud
du froid
_*_
Bois
le pain
Il sait
t'achever
_*_
Tant de mots
dans les coquillages
de tes oreilles
Fais-en des poèmes
(in Chemins de Traverse n°35, décembre 2009 – extrait)
Michel DIAZ
La graine nue du devenir, cocon d'ambre au nombril ciselé, assoupie sous l'aisselle du froid, se croyait enfin arrivée au bout de son voyage Ni les eaux recousues de gel, ni la bêche obstinée des vagues ne se souvenaient plus d'aucunes de leurs origines Les clous de l'air avaient crevé le ciel, d'un bout à l'autre jusqu'à le fendre pour toujours
Sur l'horizon consolidé, l'enclume de la nuit pieusement polie par les crabes, veilleurs lunaires, les pinces rutilantes de la foudre, les martellements du tonnerre, suffisaient à eux-seuls à l'équation du monde
Sablier retourné, le tranchoir de la houle et le vent-guillotine s'étaient réconciliés dans les draps de l'écume
(in Cristaux de nuit éd. de L'Ours Blanc, 2013)
Rodrigue GIGNAC
Mots de silence
Les mots vont et viennent
En mémoire
À pointe de mantra
Et à cœur d'orage
Mots gardés en secret
Mots à images
En cristaux de rêves
En Western
Technicolor
Oubliés
Dans un vide-mémoire
Les mots s'espacent
En mémoire
À sourires découpés
Sur cordes de violon
Qui fabulent à vide
Au fond des puits
Qui n'ont d'yeux
Que pour aimer
À l'emporte-brume
Au centre de ma voix
En perte de mémoire
Le mot chuchote
Dans la mémoire de l'œil
À mots de livres
D'écriture
Peints sur l'onde
Aux écrits de lune
En un battement de cœur
Invisible
Insensible
Dans ma mémoire
Oubliée
Le mot s'écaille
En un trou de mémoire
Tourbillonne
En croix de chemins
Dans un sommeil de froidure
Sans signal d'éloquence
Sans voix d'exubérance
Sans cri ni joie
Aux yeux de paupières closes
Mes mots figent dans la mémoire
La nuit referme son havre
(in Chemins de Traverse n°35, décembre 2009)
Bernard GIUSTI
D'étranges arabesques ont façonné ma vie
et je n'en finis pas d'être étonné par les entrelacements
qui sans cesse redessinent mon passé.
Cette figure toujours recomposée, peut-être en ai-je parfois l'intuition
lorsque je ne fais plus qu'un, l'espace d'un instant,
avec les choses et les êtres,
ou dans la communion d'un regard.
Peut-être aussi
dans le souvenir de ces instants bercés par un bourdonnement d’insecte,
par le vent dans les arbres,
un crissement d’herbe sèche écrasée de chaleur,
le pépiement discret des oiseaux assoupis ;
dans ces instants sans avenir
uniquement préoccupés de la fin du jour :
l'éternité n'a pas d'avenir.
(in Comme une corde prête à rompre…, éd. L’Ours Blanc, 2008)
Marguerite JARGEAIX
La trace
Un corps livide
Esquive les rais lumineux
Se dissimule de tout regard
De tout reflet
Verticalité coulée
Dans l’obscure cavité
Ruine de l’intime
Eclipse de l’âme
N’être plus qu’une empreinte
Une trace
Au sanctuaire de l’altérité
La mémoire
(in Artemisia, éd. L’Ours Blanc, 2007)
Gabriel Eugène KOPP
Mes châteaux
Je suis ici, assis au bout du monde
Et sans scène mise
Je les regarde sous la brise
Mes châteaux rugissants
Quatre pierres de bois blanc
Souches d’arbres morts salées
Châteaux pointus
Corps de gardes pentus
Sous les semences des roseaux éventés
Châteaux époustouflants
Tombés armés des eaux
Sans ombres ni rochers
Châteaux vannés et défaillants
Sous l’assaut du ressac
Fort d’effroi ravagé
Châteaux hallucinants
Où des blés argentins
Sont, par lames de fond, fauchés, fretins
Châteaux désespérés
Aux regards de meurtrières éperdues
Sous la pluie, dissolus et noyés
Châteaux démantelés
(in Chemins de Traverse n°35, décembre 2009 – extrait de Caraïbes, éd. Flammes vives)
Paul LAMBRECHT
Reprendre le verbe au mode infinitif
cette forme neutre où je ne suis pas,
où je ne parle qu'à moi-même.
Fermer les yeux, reprendre haleine.
Ai-je longtemps couru les souterrains d'Herstal ?
Mes gants de plâtre gris,
l'herbe que je touche,
la lumière, l'égout à ciel ouvert.
Le terrain vague, ses flots de monticules,
les minuscules floraisons à tête jaune
comme des gueules de lion,
les variétés mouvantes de détritus
libres dans leur havre transitoire,
pareils à des poèmes jetés sur la voie publique
qu'il est impératif à présent
de ramasser, qu'il faut lire
avant de les rendre à la pluie.
Le rôdeur du terrain vague me toise,
arpenteur sans repères, géomètre de l'indécis,
déplaçant un décamètre clandestin sous les nuages,
sur la terre sans bornes.
Au gré des détritus étouffés d'herbes folles,
la chaîne de métal ondule comme un orvet géant.
Au crayon rouge et bleu
l'arpenteur relève la démesure du temps.
(in Chemins de Traverse n° 29, décembre 2006 - extrait de L'encre des sabliers, Patch'éditions)
Chantal LIART
Les trois mers
Le Saint-Laurent à marée basse
Saigne sur les hauts fonds
Traînant sa blessure inlassable
Vers la revêche rive.
La maison plonge son regard
Dans le clair halo gris
Surgi du lointain Océan
Moulant la Mer du Nord.
La Belgitude joue, vibrante
Attendant l'eau qui monte
Pour commencer sa danse haute.
Je sens l'harmonie poindre en moi,
La terre beaupréenne
S'unissant aux nordiques Ondes.
(in Chemins de Traverse n°35, décembre 2009)
Piet LINCKEN
J'ai mon fortin, qui ne me sert de rien,
J'ai ma jonque, mon brick, mon vent éparpillé,
J'ai noroît dans le poing comme goéland sur ma manche,
J'ai cumulus qui cornent mon froid, ma mer, mon algue,
J'ai barbe sablée et chant rongé,
J'ai bras et sexe pointu, victorieux et amer pour la femme,
J'ai jonc à mon dos qui fut fouetté jusqu'au sang,
J'ai phoque impérial et ours blanchis,
J'ai mousse, gel et foehn,
J'ai peu d'éternité pour l'homme, si peu,
J'ai si peu de grandeur pour les villes et tout ça,
J'ai mon humeur, certaine, pareil nuage velouté
Qui à vau l'eau fuit, j'ai oublié maison, château, rues,
J'ai seulement quelqu'oyat et un quart de dune
(in Chemins de Traverse n°34, juin 2009)
Jackie MACRI
Cœur de soldats
Les nuages ont la forme de chars couleur de sable
Et le vent a l’odeur de l’air contaminé.
Dans les rues enfumées se couchant les vieillards, les femmes au ventre rond, les gamins sidérés,les chats, les oiseaux, tous autant que des chiens.
Les garçons et les hommes ne peuvent savoir ça ; ils sont à l’autre bout du pays qu’ils défendent : ils se trouvent au front, ils brûlent au combat, dans les cris de douleur sous les bombardements : ils pensent à leurs enfants... qu’ils ne reverront pas...
Ils ont pour compagnons ceux qui sont survivants ; des soldats qui avant ne se connaissaient pas, qui pensent à leurs enfants qu’ils croient protégés de la fureur sordide des raids assourdissants...
Ils pensent à leurs vieillards qu’ils croient bien à l’abri et loins de la mitraille. Ils pensent à ce petit qui va naître demain. Ils se battent pour lui, pour qu’il puisse grandir au pays de leur père.
On leur a donné l’ordre d’abattre l’ennemi, c’est un envahisseur et ils y croient aussi...
Ils croient en la patrie !
Les soldats qu’ils combattent doivent y croire aussi...
Des hommes tout comme eux, aux familles si loin, qui doivent attendre d’eux un retour honorable. Ennemis ou bien frères, ils ne reviendront pas.
Mais les enfants eux, au moins, eux sans doute vivront, du moins c’est tout ce qu’ils espèrent. Ils ont beau être adversaires, ils n’en sont pas moins humains...
Les nuages ont la forme de nuages couleur de tombes et le vent est chargé d’avions en forme de croix.
(in Chemins de Traverse n°31, décembre 2007)
Franca MAÏ
Délirium Trémens
Je me suis toujours sentie liée à l'ordre moral
Il fallait que tout soit propre...
Ordonné, parfait....
Des lignes droites, sans poussière
Il fallait que je voie clair tout de suite
Au premier clin d'œil
C'est extrêmement sécurisant
Cette blancheur parfaite autour de soi...
Je pouvais avancer tranquillement
Aucune trace, de mes propres pas, ne me suivait
J'étais sereinement légère
Personne pour juguler ma vie...
J'avançais droit devant moi
Le ciel a la couleur exécrable de la cantharide
Lorsqu'elle se nourrit de putréfaction
Je ne regardais jamais le ciel...
Miroir si limpide aux mensonges...
Je songe...
Ma Mère, pourquoi étais-tu si frivolement traîtresse ?
Danse, danse, petite Mère
J'aime ton rire à gorge déployée
Et le carré de tissu qui colle à ta cuisse
Enlevez les mouches...
Enlevez les mouches...
(in Chemins de Traverse n°35, décembre 2009)
Pierre MEIGE
Les gens de peu
Ils ne passeront jamais à la postérité
N’écriront pas mille pages sur la précarité
Ils ne font pas de grands discours sur la pauvreté
Ils ont juste de l’amour à partager
Qu’ils croient en Dieu où qu’ils soient athées
Ils ne peuvent pas vivre dans la sérénité
Sans aider ceux qui n’ont plus rien
Plus rien à espérer
Les gens de peu
Ne sont pas de ceux
Qui ferment les yeux
Sur la souffrance qui avance
Et flinguent l’existence
De ceux qui crèvent en silence
Sur les trottoirs de l’indifférence
Les gens de peu
Mènent un combat silencieux
Sur toutes les lignes de nos métros
C’est toujours le même scénario
Excusez moi j’m’appelle Roger
J’ai besoin d’une petite pièce pour manger
Dans le wagon le monde est pressé
Il n’a pas le temps d’écouter
Ce cœur brisé agonisé
Prêt à exploser
Les gens de peu
Ne sont pas de ceux
Qui ferment leurs yeux
Sur la souffrance qui avance
Pas besoin d’aller très loin
Pour voir la misère au quotidien
Salarié le jour sans abri la nuit
Ils sont des milliers d’exilés de la vie
On détourne les yeux on se tient à distance
Parfois on donne dans l’urgence
Pour avoir bonne conscience
Les gens de peu
Ne se prennent pas pour le bon Dieu
Ils savent que tout pourrait aller mieux
Si le monde était moins dédaigneux
Envers ceux qui n’ont plus de rêve dans les yeux
Utiles anonymes valeureux
Ce sont juste des gens de peu
(in Dernières nouvelles du fond, éd. L’Ours Blanc, 2007)
Huguette POITRAS
Post Christmas Blues ou la complainte du vide
des poupées carnivores avalent les cheveux
de leur petite maman
des sapins ébréchés frissonnent dans la gadoue
sous leurs paillettes d'aluminium
des dindes éviscérées gonflent de leur carcasse séchée
le ventre putride des sacs verts
des boîtes colorées présentent leurs flancs ouverts
aux corbeaux de l'abandon
des cadeaux rejetés gisent au fond des placards
sous l'oubli de la poussière
des surplus s'entassent à rabais
dans l'air avarié des magasins
avant de céder la place aux amours criardes de la Saint-Valentin
les choses témoignent des êtres
partout la profusion de l'inutile s'amoncelle
et le vide de l'essentiel creuse son trou
"et tu ne peux rien dans l'abondance captive"
disait Miron
(in Chemins de Traverse n°35, décembre 2009)
Véronique PORNIN
Livre
A l'intérieur du mot "livre" ,
il y a le mot "vie".
Lire, c'est vivre.
Celui, celle qui a écrit le livre
se "livre" à nous, nous "livre" ce qu'il est,
et il se délivre parce qu'il se livre.
A l'intérieur du mot "livre",
il y a le mot "ivre".
Lire, c'est s'enivrer de mots.
Qu'importe la couverture laide,
le papier médiocre, la typo navrante,
pourvu qu'on ait l'ivressque.
A l'intérieur du mot "livre",
il y a le mot "lier".
Le livre est un lien,
entre celui qui a écrit et celui qui lit,
entre celui qui l'a lu et le donne
à celui qui le lira et le donnera à son tour.
Combien d'indéfectibles amitiés
se sont nouées d'un livre partagé ?
A l'intérieur du mot "livre",
il y a le mot "rive".
A quelle rive j'aborde lorsque je lis ?
Encre ou ancre ? Entre page et plage,
il n'y a que le trait de plume d'un "l",
la plume d'une aile.
A l'intérieur du mot "livre",
il y a le mot "île".
Lire, c'est toujours s'isoler, s'insulariser,
mettre une distance entre soi et le monde
pour mieux être présent au monde.
A l'intérieur du mot "livre",
il y a le mot "ver".
"Dans le cœur de dieu dort un ver,
qui rêve qu'il n'y a pas de dieu."*
Le ver du livre, lui, ne dort pas ;
en silence, page après page,
il accompagne l'écrivain,
cet être qui, l'espace d'un instant,
se prend pour un démiurge.
* Nikos Kazantzakis, in "Ascèse"
(in Chemins de Traverse n°30, juin 2007)
Carol POULIN
Masques
Masques dérisoires
âmes éparses
s'enfoncer au-delà de l'interdit
nourrir cet instant habité
piéger l'ennui cet éternel retardataire
ouvrir enfin les portes à double tranchant
décadenasser à coups sur la morale
piètre mesure piégée
(in Chemins de Traverse n°35, décembre 2009)
Marie-Agnès ROCH
L’amour était ailleurs…
L’amour était ailleurs
Sans doute
Peut-être aussi…
Sur des chemins de verre
Ou dans des tours d’ivoire
Au fond des océans
Ou sur le dos d’un chat…
L’amour était partout
D’ailleurs
Peut-être aussi … qui sait ?
Moi je ne sais qu’écrire
Les mots de tous les jours
Comme un buveur de vin
Qui court après l’ivresse
Illusion de fortune
Jouant avec l’obscur…
Je laisse entrer la nuit
Par la fenêtre ouverte
Sur l’œil d’Aldébaran
Qui veille sur le monde…
Ce monde fait d’ailleurs
Et de chemins de verre
Où les chats ont parfois
Le dos couvert d’étoiles…
(in Métamorphose, éd. L’Ours Blanc, 2003)
Bruno TALAVERA
J’ai oublié le lieu
Où je vivais jadis ;
J’ai oublié les mots
Qui caressaient ton corps,
Oublié les frissons,
Et l’inspir de ton air.
J’ai oublié le lieu
Où nous vivions jadis,
Oublié tes répliques,
Sur ma scène égarées,
Et puis,
J’ai oublié mon nom
Trop de fois prononcé
Par tes désirs naissants ;
J’ai égaré mon nom
Pour ne t’entendre plus
Répéter sa mémoire,
Pour essayer, en vain,
D’oublier les contours
Trop nombreux de ta voix.
(in L’Exil tenace, éd. L’Ours Blanc, 2005)
Christian TARRADE
Des nuages par rafales
Ecrasent une terre sale
La maison portes et fenêtres closes
Masque aux errances de l’âme
Le bruissement d’arbres invisibles
Cache
Des tempêtes de rêves
Où se jettent des mots
Assourdi
Le grondement d’un moteur cache
Sa rage de vitesse
Quand la lenteur d’un geste
Déploie le sourire d’un désir
La mer en colère berce les naufrages de l’âge
Son ressac trame une nostalgie
D’avant naître
La chandelle peureuse
Chancelle au souffle de l’âtre
Des ombres inventées
Dansent
Aux murs de l’avenir
Quelque part
Dans l’herbe du jardin
Un insecte meurt
Sans conscience
Une rue de la ville
Nie ces chambardements
Où s’épuise une volonté d’être
(in Chemins de Traverse n°35, décembre 2009 – extrait de Silence qui rêve, éd. Librairie Galerie Racine)
Catherine TEURTRIE
Brouillard
Ces arbres en bouquets blancs
Je vous les offre,
Non ! je n'ai pas trahi le paysage,
Rien ne s'y passait plus.
Brouillard dans le cœur même,
Désespoirs fulgurants,
Je me cherche et me perds
Sans éclaircissement.
Formes sans ombres
Les mots ont fui,
C'est sans doute sans importance,
Tout est fini.
Encrier vide, encre envolée,
Mots libérés de ma pensée,
Larmes devenues taches de sang
Sur les ailes d'un goéland.
Pour toi mes rimes improvisées
Comme de l'oiseau l'envol,
Sur cet espace soudain livré,
Contre l'oubli, ma parole.
(in Chemins de Traverse n°33, décembre 2008)
Bérangère THOMAS
Moi
à Juliette
J'avais ta foi intense et l'honneur de ton cœur,
La grâce, le bonheur de tout ce qui peut plaire
Et combler simplement ton attente et ton pleur
Quand je passais, songeur, et venais te distraire.
J'exaltais à penser te ravir encore plus
Et t'offrais sans compter ma belle fantaisie
J'étais un menuisier qui implorait Phébus,
J'étais le créateur qui brime l'incendie.
Et tous les feux du ciel me guidaient dans la nuit
Car rien ne m'épargna le calvaire du transit,
Ce chemin que l'on fait dans l'enfer de la terre.
Heureux l'homme d'esprit qui s'enfuit du malheur
Par la porte du cœur et calme le tonnerre
En offrant son amour et sa grande ferveur.
(in Chemins de Traverse n°35, décembre 2009 – extrait de Victor Hugo Suite)
Francis VLADIMIR
Au portillon de la grandeur vient achopper le destin. Voici qu'arrivent dans la baie les navires de sel et d'ambre. Ils ont traversé la barrière des coraux. Les îles s'éteignaient d'elles mêmes et nul pavillon ne flottait au vent inassouvi du large. Il est un pays d'où l'on venait marqué aux larges frontières de l'humain. Et voici que passe sous nos yeux la longue file de l'exil. Les camps accueillent le reflux sous le regard hongre du cheval. Nul besoin n'est de tendre les mains. Je ne saurais promettre d'abondance.
La terre ainsi s'ouvrait pour vous comme le rideau fait au théâtre et sur la scène d'éphémère, alors, montait le vide des émois. Chaque chose avait sa place hier sous le toit orangé des maisons. Elles ont échappé à vos mains et il n'est resté sur vos doigts que la poussière fine du rien. Et dans vos têtes le fracas sourd tombé sur vous.
D'écueil il fut question pour rallumer le feu du soir sous la tente. Fallait-il croire le bédouin au grand secret des caravanes ? Elles passèrent sur vos têtes les oies sauvages de l'exil. Elles passèrent innombrables comme un trait vient séparer la page blanche de l'histoire. Un impromptu au bout des lèvres s'acheminant sous le silence. Oui, la voix candide d'un enfant pour raviver les mots saupoudrés de la cendre.
Partez au loin avant que la rancoeur ne vous noie. De loin les femmes étaient si belles sous l'étoffe. Une vigie pérorait au premier vent de sable de l'instant. En ce pays l'accueil fut bien plus rude qu'au mouroir. On avait désintégré l'habitat. Les murs avaient perdu la pierre veinée des carrières. La brique avait été descellée de la porte et la terrasse grande ouverte sur la tombe. La boue même était criblée sous l'aventure de la balle. Ce qui vous arrachait le coeur était sans bien grand ordre pour les âmes. Les aires de regroupement bruissaient des cliquetis automatiques. Seul le vieil homme se souvenait du temps passé de la splendeur.
(in Sables suivi de Mains, éd. L’Ours Blanc, 2004)
Leïla ZHOUR
Savane
Calme panthère sur les eaux de la nuit
Quand la fatigue éprouvait l’air
J’ai fait les gestes souples qui séduisent l’âme
Calme et panthère
J’ai marché sur l’eau folle des nuits de soif
J’ai reçu une caresse de vent
Calme
Panthère
J’ai suivi le chemin des savanes bleues
Nocturne du songe en maraude
Tous mes rêves embrassés dans l’ampleur du souffle
Et lents
Et beaux
Au crépuscule du sommeil
(in Dans l’envers du silence, éd. L’Ours Blanc, 2007)