Sur une passion : «now we’re talkin’»
Les Deux Étendards* est un récit fleuve dans lequel Lucien Rebatet se convertit en Michel. Ce livre est conçu tel un édifice mystique, mais c’est avant tout un tombeau de la passion que l’auteur éprouva pour la poétesse Simone Chevallier.
À partir du moment où Michel, sous sa forme d’Archange, est amoureux d’Anne-Marie — la Sainte Anne et la Vierge figurent la Poétesse —, il écrit, ultra fébrile, dans «le langage spontané d’un amour qui n’en pouvait connaître d’autre (…) aucun biais, aucun mensonge n’étaient praticables » (p. 114). Il n’existait qu’une seule femme «si magnifiquement orgueilleuse» (112) pour déclencher une telle force d’écriture : « Je mène le combat le plus effrayant de ma vie » (131), constate Michel. À partir de cette figure féminine, il se contraint à écrire sur le Bien et le Mal : «Anne-Marie, Dieu, l’œuvre : le programme était colossal» (157).
Je résume le portrait d’Anne-Marie : «Cette fille bouleversante, ce naturel, ce charme et un cœur ouvert à une immense passion» (115). C’est en effet la poétesse Simone Chevallier, personnage réel de ce «bloc d’adoration et de désespoir» (114), que Lucien Rebatet a voulu rendre public, dans un contexte terrible, et à cause de cela jamais exprimé dans le récit : la seconde guerre mondiale. Rebatet a choisi le camp de l’extrême droite, à cause de l’éducation catholique dont il se défend dans ce livre écrit pour partie en prison. «Un seul but importait : tout revivre» (120). Il y a une dynamique du souvenir : tout revient ! D’autant plus si le monde s’effondre, faisant comprendre que le crime ne paie pas...
L’écriture si fébrile, a surgi juste après la rencontre d’Anne-Marie, un 6 janvier. Cela évoque les commémorations de la première nuit de Victor Hugo et Juliette Drouet, qui fut l’objet d’une pièce de théâtre ! Le narrateur veut faire mieux que tous les autres en la matière. Il est significatif qu’il ait été comparé à «une buée brulante» par l’autrice d’Histoire d’O (Dominique Aury, alias Pauline Réage), grande figure de la N.R.F., femme d’influence et maîtresse secrète d’un écrivain de pouvoir, alors que Rebatet était démantelé, à bout de transes cruelles… Tandis qu'un texte sans puissance d’émotion, assénant une image de la femme masochiste soumise à son amant, est recommandé, Les Deux Étendards sont mis au rebut. Ses adversaires ont pu parler de « contre-poésie », sans s’intéresser à la poésie de la vraie Anne-Marie, cela va sans dire, mais encore, en niant l’assertion de l’auteur d’avoir eu Anne-Marie comme catalyseur de son écriture, car le mot « inspiratrice » ne peut convenir à «Ces amants voués au déchirement d’un éternel adieu» (115). Le système de la négation de la poétesse est comparable à celui que j’ai décrit** pour la pièce sur Edmond Rostand qui connaît un large succès depuis 2019, en présentant la poétesse Rosemonde Girard de la façon la plus commune possible, ce discours machiste inoculant une représentation inversée de la poétesse.
Le discours de Rebatet est certes machiste, mais son expérience amoureuse et son questionnement mystique, loin de s’exclure, élèvent au sommet de la recherche religieuse, qui est un refus de l’éparpillement par la manifestation de l’Unité : Anne-Marie.
Pour outrer son rejet de la religion «du châtrage» (151), «un système ignoble et désastreux, le catholicisme » (118), Michel livre une guerre abjecte à son ami Régis, dont Anne-Marie est depuis deux ans la chaste compagne : «cette fille miraculeuse est bien dans des mains absurdes» (115). Or, «Ce Régis nouveau créé par cette fille» (115), est aussi une œuvre d’Anne-Marie. Régis, ce « mortel d’exception », doué pour la musique, est devenu auteur sous le nom de François Varillon, ami de Paul Claudel. «Je ne sais quelle infirmité du goût vient dévier ses plus beaux élans» (133) constate Rebatet (i.e. Michel…), remarque qui s’adresse à tant de romanciers-ères, croyant pouvoir unir la littérature au show-biz.
«Now we’re talkin’»...
Ultime touche du portrait littéraire d’Anne-Marie, que Michel accuse Régis d’avoir sacrifiée à sa vocation : «Vous avez immolé une femme, l’une des plus exquises, des plus touchantes qui soient au monde» (1153). Et il a consacré plusieurs centaines de pages à la glorifier... Donc, la poétesse est «immolée» deux fois sur l’autel de «l’amour sans lit» des Deux Étendards où les éclats du monde littéraire de l’après-guerre ont la fonction d’un chemin spirituel. Ainsi traite-t-on communément l’ineffable Beauté, « la perle aux mille orients »*** : c’est la femme qui meurt, insaisissable et immanente (voir mon Voyage en Orient, les lectures d’Iguazù).
Que devient l’Archange, Michel, mu par le sentiment stupide et abject d’être un homme d’exception ? Les Deux Étendards livrent toutes les facettes de cet orgueil de caste qui a fait grandeur des civilisations et leur chute. Il a joué aussi pour l’interdiction des femmes d’accéder au savoir. L’Archange est fait par la Poétesse : poiein, qui a donné « poésie » signifie « faire avec art et enthousiasme ». Possédé puis révélé par la Joie divine, l’Archange Michel est en même temps Démon, et daïmôn vengeur, brûlant parfois aux Enfers, où ne règne plus la Grande Déesse, la Géante :
« Mon amour ne peut être qu’une plaie que je m’acharnerai à envenimer. (…) Ah ! cela est-il tenable sans que l’on en crève ? » (122)
Condamné à mort, puis gracié, ce pamphlétaire aussi doué que Léon Bloy, est né et décédé dans un petit village. Il aurait pu se vouer à sa vocation de poète, celle que préserve Simone Chevallier dans son récit autobiographique qui se déroule aussi à Lyon, La Ville aux deux fleuves:
« Elle se fia une fois de plus à son instinct de poète qui lui semblait plus sûr que la conscience » (éd. Janicot, 1945, p. 243).
Bonne façon de s’y retrouver, sans choisir, sous l’influence des enchantements. Poésie et mysticisme travaillent à l’accouchement du noyau secret des multiples passions, qui n’en sont qu’Une : Isis, Sainte Anne, la Vierge Marie, ou la Poétesse. Maintenant, elle parle :
Qui es-tu, ô femme, en moi, primitive,
Vite perdue, à la dérive,
Encore à demi enlisée
Dans la fondrière des jours (…).
Simone Chevallier, Tour d’ivoire
Mon cœur hurle à la lune,
Il rugit dans le vent.
Il réclame son dû de tempête et de sang.
Féroce et gémissant, il veut sa part humaine
D’amour et de douleur, de douceur et de haine.
Simone Chevallier, L’Hydre
* La pagination est celle de la version trouvée sur Google :
411009618-Lucien-Romain-Rebatet-Les-deux-etendards-1951 (1).pdf
** Camille Aubaude, « Chronique d’Edmond au Théâtre du Palais Royal », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°10, mis en ligne le 6 avril 2017.
Url : http://www.pandesmuses.fr/edmond.html
*** Version initiale dans Poèmes satiriques de Camille Aubaude, traduits en espagnol par Rosario Valdivia.
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