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Association  l'Ours Blanc

L'Ours Blanc est une association à but non lucratif de type "loi 1901", qui a pour objectif de regrouper 
des créateurs, artistes ou intellectuels d'expressions diverses, afin de faciliter la réalisation d'œuvres communes ou individuelles. L'Ours Blanc, 28 rue du Moulin de la Pointe, 75013 Paris

"Mon Hommage", une nouvelle de notre ursidé Lucien Nosloj

Publié le 8 Novembre 2021 par Ours Blanc in Textes libres littérature

"Mon Hommage", une nouvelle de notre ursidé Lucien Nosloj

Ce matin fait partie de l’un d’eux. Un de ces trente pour cent de matins froids et lugubres, dans lesquels je me réveille en sursaut et trempé de sueur. Je grelotte sous mes draps humides.

Pour trente pour cent d’autres matins, c’est la douleur sous mon crâne qui me tire délicatement du sommeil. Obligé de me lever prendre mes pilules. Pour l’instant, j’arrive encore à les avaler avec de l’eau. À la cadence où je vais, je risque rapidement de passer au cognac, si j’en trouve. Médicaments et alcool, il paraît que le cocktail est souvent explosif. Pourquoi pas ?

Pour trente pour cent de matins, l’atmosphère de la chambre est étouffante. Mon estomac ne connaît pas le repos, me brûle régulièrement l’œsophage, et j’ai un rythme de digestion très lent, comme un serpent. Encore un mélange détonnant qui me vaut, enfin nous vaut, des réveils aux doux parfums d’intestins. Bon, en ce moment, elle est tranquille, vu que je ne mange presque rien, je ne digère pas trop.

Heureusement pour moi, elle ne refuse pas ce quotidien. Je ne sais pas comment elle supporte tout ça. Les matins de sueurs, je suis désemparé, comme un jeune enfant pleurant sa maman. Les matins de migraines, je suis exacerbé par le calvaire qui me rend fou, pour ne pas dire un butor exécrable. Les matins aux vents mauvais, je voudrais pouvoir disparaître au fond d’un trou, comme un lapin péteux et honteux.

Et elle, elle résiste, fidèle au poste envers et contre tout. Pour elle, il me reste dix pour cent des matins que je ne changerais contre rien des mondes connus. Elle se love contre moi, gros benêt en uniforme, et mon regard n’ose se tourner vers elle. Je panique tellement à l’idée de  tout gâcher. Finalement, je comprends que tout va bien, alors je me calme derrière mon uniforme d’individus issu des classes moyennes inférieures. La laisse me guider, m’élever au-dessus de tout ce merdier organisé. Elle n’a pas peur de défier l’ordre antique des choses, ces castes très arbitraires et forcément très cloisonnées. Notre amour lui donne une force, une assurance à déplacer des montagnes, à décorner tous ces bœufs. Je ne m’en plains pas. En temps normal, je ne m’en plains pas.

Depuis peu, les temps ont changé. Ce n’est plus beaucoup elle qui me réveille avec des baisers de chatte. Les caresses voluptueuses de son corps contre le mien, de ces quelques grammes de tendresse dans notre monde de brutes. Son déhanché me manque, ses jambes aussi. J’aime quand elle me laisse la toucher. Sa poitrine surtout, me procure énormément de fourmillements au bout des doigts.

Depuis peu, les temps ont changé. Nous n’avons plus vraiment le loisir de lézarder au lit. C’est déjà bien si nous avons pu trouver un lit pour la nuit. Si nous nous réveillons en vie le matin. Cela va faire trois mois maintenant, je pense, qu’une maladie ravage la population humaine mondiale, un génocide généralisé. Tout s’effrite plus ou moins vite. C’est le chaos. Notre belle civilisation s’effondre et tombe en ruines. La vieille Europe est dévastée, le jeune Nouveau Monde américain sur les genoux. L’Asie résiste encore un peu, tandis que l’Afrique, déjà frappée par le SIDA, essuie de plein fouet la mortalité déclarée.

Nous fuyons depuis Toronto. Nous nous déplaçons pour subvenir à nos besoins. Nous devons sans cesse nous ravitailler le plus discrètement possible pour rester en vie au milieu de tout ce bordel. Nos congénères peuvent se montrer affreusement intrusifs. Nous nous efforçons de rejoindre le nord du pays, vers le détroit d’Hudson, où nous trouverons de quoi traverser pour nous réfugier sur l’île de Baffin. Il paraît que ce coin de monde est relativement épargné. Quitte à crever, autant que ce soit devant l’Océan.  

Nous avançons lentement à pied, affamés, éreintés. Nous remontons aussi vite que nous pouvons, sillonnant des villes entières ravagées. Ottowa est un cimetière et le Québec ne semble pas plus  accueillant. Gatineau est en flammes. Nous y sommes bientôt arrivés. Le ciel de la ville est lourd de fumée et d’odeurs de cadavres à différents stades de pourrissement. Peut-être qu’au bord de la rivière, nous tomberons sur un endroit d’où nous pourrons faire semblant de croire que rien ne s’est jamais produit, nous blottir à nouveau dans notre petite routine quotidienne, l’espace d’une nuit ou deux, le temps d’une escale.

Depuis deux jours, nous sommes statiques, un peu à l’abri au-dessus de la mêlée sur le toit d’un des centres commerciaux de la ville fumante, les galeries Aylmer. Je crois avoir lu le nom sur un des panneaux en travers de la rue, la rue Principale me semble-t-il.

Depuis deux jours, elle me laisse me débattre dans mes sueurs nocturnes et mes migraines matinales. Pas très sympa.

Depuis deux jours, elle est morte. La maladie l’a fauchée finalement. Bien sûr, il m’est impossible de l’enterrer. Pas très sympa.

Depuis deux jours, je la pleure en me soulant la gueule. J’ai trouvé du cognac, merci le centre commercial.

L’odeur de son cadavre risque d’attirer les charognards les plus variés. Les plus détraqués aussi. Nous vivons une époque formidable. Il va me falloir partir, une longue route m’attend.

Lucien Nosloj

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