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Association  l'Ours Blanc

L'Ours Blanc est une association à but non lucratif de type "loi 1901", qui a pour objectif de regrouper 
des créateurs, artistes ou intellectuels d'expressions diverses, afin de faciliter la réalisation d'œuvres communes ou individuelles. L'Ours Blanc, 28 rue du Moulin de la Pointe, 75013 Paris

" Il était un petit homme" par notre ursidée Brigitte Guilhot

Publié le 9 Décembre 2020 par Ours Blanc in Textes libres littérature

" Il était un petit homme" par notre ursidée Brigitte Guilhot

En ce moment, je me sens comme une louve prête à mordre, à part que c'est dans la chair de l'Écriture. Elle est là derrière la porte, elle gonfle, cogne à la vitre, retrousse ses babines, elle réclame son temps. Tout à l'heure, en rentrant de la ville, je pensais à ce texte qui reflète bien cet état intérieur. Je l'ai sans doute déjà partagé. Aujourd'hui, je le dédie à Mélusine Stephanie et à Cathy Osztab Borie qui sont pour quelque chose dans l'élan de la louve...

🐺

 

« Il était un petit homme

Pirouette cacahouète

Il était un petit homme

Qui avait une drôle de maison

Qui avait une drôle de maison... »

Il est parti.

Il m’a été arraché au matin par des mains noires aux ongles bleu, dans cet espace en suspension où l’aube rougeoyante en découd une dernière fois avec les regrets de la nuit, à peine surgi de mes entrailles, visqueux de son foutre maudit et luisant de mon sang, il a bondi, hurlant sa rage de vivre puis de me perdre de sa bouche déformée par les maléfices conjugués du combat du Crocodile et de la Louve dont j’ai failli ne jamais revenir, et ils l’ont emmené.

Depuis, mes entrailles gémissent, ma colère gronde, et Siabi se torture.

La nuit où j’ai été conçue, ma mère a joui quinze fois. Depuis la nuit des temps, je suis une des rares humaines - et peut-être la seule - à connaître le mystère de son origine. Il me vient de mon père qui me l’a conté de sa voix rocailleuse, soudée en convulsive logorrhée, lorsque je tétais le sein d’une nourrice et encore longtemps après alors qu’il me tournait autour, bondissant et vociférant, comme pour me punir, me détruire, ou traquer en moi la réponse au tyrannique désespoir de son amour perdu.

Ma mère est morte en me donnant la vie. Cette nuit-là, espérant échapper à mon regard, mon père a plongé ses mains dans une jarre de poivre jaune, il a écrasé les grains entre ses mâchoires, pétri leur poussière dans le placenta dégoulinant des cuisses blêmes et déjà froides de sa compagne puis - y enfonçant ses doigts jusqu’au nerf - il a rempli ses yeux de ce cataplasme enflammé avant de s’échapper vers le fleuve où les esprits errants ont aperçu, par une nuit sans lune, son corps immense immergé dans l’eau verte parmi les serpents noirs, le regard ébouillanté et vide et détruit levé vers le ciel, traçant - comme pour me damner encore - son furieux supplice à contre courant.

De ma mère, j’ai le goût des miroirs et la peau sable humide qui le rendait fou. Seize ans plus tard, on raconte qu’il pouvait escalader un volcan en fusion pour lui ramener une parure de verre incandescent qu’il aurait auparavant refroidie dans sa bouche, puis il la prenait sans fin, toute avide et inondée, plongeant son vit jusqu’à son cœur, hurlant leurs voix jumelles en écho et en résonance jusqu’au plus dense des heures blêmes de l’entre-deux temps.

C’est ainsi que je fus conçue.

Née de la Mort et du Grondement, je suis une créature de l’entre-deux temps. Mi-Déesse, mi-Louve, j’ai de la première la conscience primordiale et de la seconde la prescience de l’instinct. J’ai le pouvoir d’apaiser l’âme d’un effleurement de cil et de détruire le corps d’une incantation hurlée. De mon père, j’ai appris à connaître chaque pore, de chaque pore chaque cellule, de chaque cellule chaque intention, de chaque intention chaque émotion. Je sais de lui l’étendue de sa noirceur et il le sent si bien qu’un de mes regards posé au fond de ses yeux brûlés le plonge dans un état de démence dont je suis la seule à pouvoir le libérer.

J’ai appris à le faire. La Terre et le Feu qui la féconde m’y ont initiée.

J’ai grandi entre Eux qui m’ont aimée et protégée depuis mon premier cri. Rassasiée par l’Une et réchauffée par l’Autre, j’ai poussé comme un animal sauvage, nourrie au lait de racines puis à même leur chair mise à nue, pétrie et cuite dans mes paumes, j’ai traversé l’enfance le museau enfoui dans la terre rouge, je me suis lavée sous les arbres gorgés d’eau, j’ai enduit ma peau de leur sève et tressé mes cheveux à leurs lianes. Je rentrais, parfois, au domaine du père, enlevée et bâillonnée par quelque serviteur soumis, pour être gavée à un sein répugnant puis, plus tard, épouillée, frictionnée, parfumée, couverte de robes amidonnées et de volants ridicules, chaussée d’escarpins vernis qui écorchaient mes talons, et pour l’entendre aussi me souffler sous le nez de son haleine fielleuse notre vibrante tragédie. Je m’échappais à l’aube, frissonnante de rosée, fuyant dans les herbes hautes où je semais une à une en riant aux éclats les nippes et les cordelettes qui prétendaient m’enfermer.

Je suis ainsi devenue atrocement belle et puissante et libre.

Jusqu’à ce matin noir.

J’avais dormi, cette nuit-là, comme à l’accoutumée, blottie au bord du fleuve, recouverte de feuilles de palmes, bercée par la danse clapotante des crocodiles gardiens de mon sommeil, protégée des prédateurs par les araignées géantes oranges et mauves dont la toile tissée dès mon coucher m’enveloppait chaque nuit d’une vaporeuse et infranchissable moustiquaire. Je m’étais endormie ainsi dans l’innocence de l’enfance et je me suis réveillée femme.

Sur Notre Terre, les jeunes femelles sont sacrées. Tout homme qui abîmerait l’une d’elles déclancherait la colère des dieux et verrait la maladie et la mort s’accrocher à sa maison.

Tout homme. Sauf Siabi.

Siabi est l’Empereur de Notre Terre, et Siabi est mon père.

Au cours de ces 12 nuits de folie et d’errance, tandis que la Terre recueillait mon corps minuscule dans son ventre munificent et que le Feu m’insufflait le don de Vision Absolue, Siabi a pactisé avec Gaïa. Troquant la promesse de sublimes destructions et d’ultimes orgasmes contre celle de jeunes respirations à venir, et tous les espoirs de vie et de puissance en gestation sur Notre Terre, il a vendu son souffle thaumaturge à l’Esprit du Fleuve.

Depuis la nuit sépulcrale qui emporta ma mère, malgré sa cécité ou plutôt grâce à elle, il règne sur son territoire en despote.

Siabi, mon père, est un géant noir dont le regard absent traverse l’âme de ceux et celles qui le croisent pour les tenir à jamais à sa merci. Il est beau, dépravé et barbare. C’est une combinaison démoniaque à laquelle aucune femme ne résiste. Mais il s’en moque. Tel le lion jouant avec l’antilope qu’il vient de capturer, il plante dans les peaux veloutées ou parcheminées qui s’approchent au plus près un coup de dents mortel et, après avoir frotté son bas-ventre au corps tressaillant en ondes électriques ses derniers sursauts de vie, il balance la dépouille vidée de son cœur dans les eaux noires du fleuve comme un insolent amuse-bouche dispensé à Gaïa pour calmer son impatience.

Siabi joue avec les femmes pour approcher leurs filles.

 

Brigitte Guilhot

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