La phrase de sa vie
Ce n’était qu’un mot.
Non pas un mot d’auteur, ni un mot savant ou recherché.
Encore moins un mot définitif ou blessant : ce mot-là ne dépassait jamais la pensée.
Il n’appartenait pas non plus à la catégorie de ces mots profonds qui, prononcés après un silence étudié, la main sous le menton, la tête légèrement penchée en avant, confèrent à leur locuteur le respect dû à l’autorité tranquille de l’intellectuel en questionnement.
Non. C’était un mot simple, ordinaire, issu du milieu du dictionnaire, qui était né, avait grandi, et vivait paisiblement comme un honnête citoyen du langage.
De taille moyenne - ni trop long, ni trop court -, il avait la syllabe équilibrée et le caractère modeste. Sa modestie, jugée parfois excessive par la bonne société lexicale, s’enracinait dans une timidité quasi maladive qu’il traînait comme une faute d’accord depuis de nombreux textes : enfant, il avait été mis longtemps entre parenthèses et ce manque de sens l’avait forcé à se replier totalement sur lui-même.
Comme celle de tous les introvertis, sa vie intérieure était riche mais il n’avait presque pas d’amis : ses camarades de ligne, prenant son air ombrageux pour du mépris, avaient mis entre eux et lui de nombreux points de suspension. Quand il fut en âge d’avoir une vie amoureuse, il s’amouracha d’une jolie maxime spirituelle et bien tournée. Mais, incapable de lui conjuguer sa flamme, il finit par lasser la belle qui alla se consoler avec son rival, un complément circonstanciel.
Ce fut sa première déception linguistique.
Au fil des textes, cependant, il parvint à s’accommoder de son complexe d’infériorité et à vivre la vie de tous les mots : il acheva ses études, passa l’examen de l’Académie, fut admis à rester dans le dictionnaire, entra dans la vie écrite et rencontra même une phrase qu’il épousa.
C’était une phrase proustienne.
Longue, auto enchâssée, métaphorique, mondaine, sa phrase l’avait ébloui, au début, par la complexité de sa syntaxe. Comme on le sait, les contraires s’attirent ; ce que l’on sait moins, c’est que ce n’est pas toujours pour leur bonheur.
Ainsi, notre mot, après deux strophes de lune de miel, découvrit avec amertume que sa phrase était creuse ; ses jolis atours et ses arabesques précieuses ne faisaient que dissimuler le vide impressionnant de son âme.
Quelle désillusion !
Quant à sa phrase, qui avait l’ambition de devenir formule dans un texte métaphysique, elle ne supportait plus ce mot, si sottement invariable, et se demandait comment elle avait pu en tomber amoureuse.
Ils n’avaient rien en commun.
Ce brouillage lexical fit sombrer un mariage qui n’atteignit pas le bas de la première page. Page qu’ils s’empressèrent de tourner en mettant un point final à leur relation.
Et notre mot se retrouva seul.
Comme tous les mots célibataires, il eut, ça et là, des aventures et donna du style à quelques phrases. Ce n’était pas, à proprement parler, un mot à phrases mais, en dépit ou peut-être à cause de sa timidité, il les attirait. Il en connut des longues, des brèves, des littéraires, des elliptiques, des poétiques ; fréquenta une allégorie, une périphrase, eut une passion fulgurante avec une antiphrase, libertaire et baroque ; on le vit même quelques temps en ville à la virgule d’une réplique de dialogue. Ce qui fit beaucoup rimer.
Mais ces histoires sans second tome le replongeaient à chaque fois plus profondément dans une grande solitude. Il n’y a pas que la forme dans l’écrit et se griser de style sans jamais rencontrer de sens faisait souffrir la sémantique sensible de notre pauvre mot.
Cependant, il avait accepté peu à peu l’idée de vivre seul ; encore dans la force des textes, il savait qu’un jour il lui faudrait aussi renoncer aux délicieux plaisirs de la grammaire. Il s’y préparait mentalement, cultivant un détachement qui, il l’espérait, lui ouvrirait pour ses vieilles lignes un chemin de sérénité.
Sa seule crainte était de devenir un mot aigri, désuet, ou défiguré par une réforme d’orthographe. (Cela s’était déjà produit et on avait vu beaucoup de ses semblables frappés par l’épidémie).
« Si cela devait m’arriver, se disait-il, je mettrais fin à mes lettres, sans regrets. »
L’Inspiration en décida autrement.
Un soir, un substantif de sa connaissance, avec lequel il s’accordait bien, l’entraîna à une soirée dans la somptueuse page d’un écrivain qui venait d’obtenir le Goncourt.
C’est là qu’il la rencontra.
Quand il la vit s’avancer, sortant d’un alinéa, élancée, rayonnante, admirablement cadencée, il sut tout de suite qu’il avait devant ses yeux l’incarnation de son rêve de phrase ; car en elle se concentrait tout ce qu’il n’avait jamais osé désirer que dans ses sous-textes les plus fous. Au premier regard, l’instinct sûr de la phrase l’attira tout de suite vers ce petit mot silencieux, coincé maladroitement derrière un point-virgule, entre deux adjectifs bruyants et redondants.
Elle avait capté immédiatement son intense vibration.
Cependant, notre mot, noué par l’émotion, incapable de bouger, restait figé, comme en exergue. Cette damnée timidité allait-elle lui faire manquer la chance de sa vie ? Les phrases ont souvent plus de courage que les mots ; et c’est elle qui fit le premier pas, le forçant à laisser tomber ses guillemets.
Ce fut une soirée inoubliable. À son élégance naturelle, la phrase alliait une intelligence sans affectation. Leurs deux sensibilités s’accordèrent tout de suite. Comme lui, elle aimait la poésie - dans sa jeunesse elle avait séjourné dans un texte de Rilke ; comme lui, elle considérait que la valeur de la vie ne résidait pas dans la quantité des épithètes, mais dans le rythme et l’harmonie ; comme lui, elle croyait à la force spirituelle des Lettres.
Ils conversèrent toute la soirée, à l’écart des autres, dans un coin de paragraphe. Quand vint l’heure de se séparer, elle savait déjà que ce mot-là serait seul capable, où qu’il fût placé en elle, de donner un sens à sa vie de phrase ; et lui savait déjà qu’elle était la phrase de sa vie. Ils échangèrent leurs adresses et, au moment où elle orthographiait son nom, il sentit un frisson parcourir ses syllabes.
Il se revirent, passèrent encore quelques soirées enchantées dans des pages d’auteurs qu’ils admiraient. Puis un soir, prenant son courage à deux points, il l’invita chez lui, au premier chapitre du roman de gare où il demeurait.
La suite, tous les amants du monde la connaissent.
Et cette nuit, qui fit basculer leur destin, scella un pacte d’amour beau comme les œuvres éternelles. Ils s’installèrent en littérature, vécurent heureux et eurent beaucoup de petits exégètes.
Extrait du recueil La Phrase de sa vie et autres nouvelles de Christian Rome
Editions de L’Ours Blanc, septembre 2007
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