Le monde perdu de Roger Cherrier
A propos de Passé Recomposé
mercredi 22 juin 2011 à 04:17, par bombix
Milan Kundera, au début de son roman l’Insoutenable légèreté de l’être, évoque, pour s’en étonner, l’idée de l’éternel retour de Friedrich Nietzsche. Rien de plus étrange que cette idée, dans un monde où nous sommes certains, au contraire, que les choses passées sont bien passées et ne reviendront jamais. Ainsi s’explique selon l’écrivain que nous puissions éprouver la nostalgie d’une époque même tragique.
C’est sans doute d’abord cette nostalgie qui constitue la matière du livre de Roger Cherrier, Passé recomposé, qui vient de paraître aux éditions de l’Ours Blanc. De ce monde perdu, l’écriture tente l’anamnèse. « Partout où quelque chose vit est un registre où le temps s’inscrit ». Le registre ne s’est pas effacé. Mais il faut du courage et du talent pour l’ouvrir à nouveau, pour traduire en mots ténus et fixer dans l’ordonnancement des phrases les impressions fugaces qui s’envolent au vent de l’oubli. L’exercice est périlleux. Il est, à n’en pas douter, réussi. Roger Cherrier, lecteur et amoureux des livres, savait assurément tenir une plume. Son écriture simple, sensible et pudique, vise juste. Toujours, il évite la tentation du cliché et les facilités du pittoresque. Dans ce mélange de limpidité et de profondeur, on devine l’influence et la proximité d’Alain-Fournier. Une même puissance des images, une même transparence troublante caractérisent son style et celui de l’auteur du Grand Meaulnes.
« Dans ce Berry au coeur de la France, écrit son préfacier René Merle, un enfant conte les riches heures de son enfance prolétarienne, son éveil au monde entre l’activisme rouge des hommes, la ténacité quotidienne des femmes. Il dit les joies et les peines d’un monde qui pourrait être celui de La Belle Equipe de Renoir […] puis il dit un double basculement […] celui de l’entrée au lycée […] de l’entrée dans l’horreur de la guerre et de la répression. L’absence des parents, père déporté, mère internée […] Et cet oncle Marcel qui devient aux yeux du jeune neveu le Robin des Bois de la résistance F.T.P... [1] »
De ses belles années — celles de l’enfance — et des années terribles — celles de la guerre — Roger Cherrier conservera une fidélité indéfectible à l’idéal communiste. On pense à Bernanos, qui croyait au ciel : « Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus [...] l’enfant que je fus est qui est à présent en moi comme un aïeul. » Celui qui n’y croyait pas ne renoncera jamais au communisme. On ne renonce pas à ce qui donne un sens à sa vie, sans renoncer à soi-même et aux siens. Cette fidélité est belle, respectable, et rare.
Hasard des lectures, je venais d’achever la lecture d’un essai récent de Jacques Généreux (La dissociété) quand j’ai ouvert Passé recomposé. Peut-on imaginer contraste plus violent entre le récit de Roger Cherrier, et le constat que fait le professeur de sciences-po : « Pour beaucoup de nos contemporains, la question de la crise du politique n’a aucune espèce de sens, pour la bonne et simple raison que la politique, ils s’en contrefichent [...] Le mot politique n’éveille plus en eux le moindre soupçon de pensée ou d’émotion [...] L’idée qu’il existe une vie collective, une vie de la nation, qui conditionne leur propre existence et qui en retour dépend de la part qu’ils veulent bien y prendre, cette idée là ne leur semble même pas saugrenue, tout juste étrangère. [2] »
Le monde perdu de Roger Cherrier, ce n’est donc pas seulement des visages et des paysages, des façons d’être et de vivre. C’est l’effacement dans notre espace politique de tout un peuple traversé par une passion pour la vie sociale et la justice, au point d’y engager sa vie, et de parfois la sacrifier.
Roger Cherrier, Passé recomposé, éditions de l’Ours Blanc, avril 2011
[1] Passé recomposé, p. 6.
[2] Jacques Généreux, La Dissociété, p. 10.
-
Merci pour cette lecture si humaine et nuancée, qui touche à l’essentiel, me semble-t-il, et qui, en tant qu’un des passeurs de cette mémoire, me va droit au cœur.
Nous pouvons recevoir avec émotion la publication post-mortem de Roger Cherrier, dont vous pointez la qualité d’écriture, comme on reçoit la lumière d’une étoile morte, toujours cheminante, alors que la source est éteinte. L’enracinement de classe dont procéda l’engagement de l’auteur est sans doute révolu, et vous avez raison de souligner, avec Jacques Généreux, combien tout a été fait pour que le lien avec le Politique soit rompu chez tant de nos contemporains.
Mais pas chez tous, cependant. Par exemple, l’an passé, j’ai lu avec beaucoup de plaisir et d’intérêt "Retour à Reims", de Didier Eribon, (Champs-Flammarion), qui fonde sur son coming out social un retour à la vérité fondamentale du Politique, social et pas seulement sociétal.
Reste à savoir, mais ceci est une autre histoire, ce que seront face aux avenirs incertains, les rapports au Politique d’une jeunesse sans nostalgies ni fidélités à assumer.
Publié sur L'Agitateur http://www.agitateur.org/spip.php?article1633
Passé Recomposé
de Roger Cherrier
Récit de vie
Issu d’une famille très connue de Résistants communistes dans le Cher, Roger Cherrier, militant politique et syndical, relate son enfance et son adolescence, de 1928 à 1945.
Torturés, déportés, de nombreux membres de la famille ont payé chèrement leur engagement pour la liberté et pour leurs idéaux. Toutes et tous communistes de la première heure, ils ont marqué la vie sociale et politique à Bourges et dans le Berry.
Marcel Cherrier (commandant Abel dans la Résistance) deviendra plus tard député communiste.
« … on ne trouvera pas dans ces lignes autojustification, emphase hagiographique, réécriture d’histoire. Des faits, seulement des faits, et le souvenir, « recomposé » au plus juste de l’empreinte qu’ils ont pu avoir sur un jeune garçon. Roger Cherrier qui écrit est un homme qui ne se pose pas en modèle, qui se sait héritier, et qui se sait libre en même temps.
L’ouvrage est suspendu à la Libération, qui est pour Roger bien sûr porteuse de bonheur et de retrouvailles, mais aussi qui lui ouvre les yeux sur bien des récupérations opportunistes, et qui le laisseront sans illusions sur la réalité de la lâcheté des plus faibles et de la haine des puissants… »
(extrait de la préface de René Merle)
« Passé Recomposé a été écrit par mon père, Roger Cherrier, militant syndicaliste et communiste, né en 1928 et mort en 2009. Ce récit autobiographique partiel (de 1928 à 1945) relate à la fois les évènements historiques tels que mon père les a vécus dans sa famille communiste, et la vie quotidienne dans le Berry. Son père, arrêté une première fois avant la rupture du pacte germano-soviétique, puis déporté à Sachsenhausen, sa mère arrêtée et internée, il reste seul avec sa grand-mère et son petit frère, chargé de lourdes responsabilités. Tranche de vie terrible qui ne l’a pas empêché de rester jusqu’au bout cet homme engagé, sensible et cultivé qui m’a tant apporté. »
(Pascale Cherrier)
«… Mais très tôt, ce que j’aime le plus, c’est le 1er Mai à la Bourse. Je tiens papa par la main quand il fait tamponner sa carte syndicale par un camarade à moustaches qui ne plaisante pas, mais dont les yeux s’éclairent quand il serre les mains d’une poigne vigoureuse. Et les églantines rouges s’épinglent au fil des années au Calendrier des Postes.
Il fait un ciel menaçant en 1934 quand nous arrivons à la Bourse. Dans la grande salle glaciale, après des prises de parole sans micro, applaudies, j’entends l’Internationale, l’Inter, que je n’ai jamais pu écouter sans émotion, gorge nouée et larmes dans les yeux.
Les gars déroulent une banderole et déploient les drapeaux rouges. Ils vont sortir malgré l’interdiction. Ils sortent. En face, au fond de la place, des hommes à cheval, casqués, attendent immobiles… L’officier, soudain, met le sabre au clair. « Chargez ! ». Ils foncent. C’est la houle des drapeaux. A nouveau l’Inter. Les gars refluent. Sur le terre-plein, nous, les familles, les femmes et les enfants, nous regardons. Des copains reviennent chercher des chaises pliantes pour les foutre sur la gueule des flics. Coco, le gérant du café, est d’accord. Il s’en fout des chaises. Tous les camarades regroupés reviennent. Et encore l’Inter. J’ai eu la trouille pour eux, pour papa, pour mon oncle. Je serre la main de maman. J’ai six ans. Je n’oublierai jamais… »
Passé Recomposé
de Roger Cherrier
Récit de vie
Préface de René Merle
aux Editions de L’Ours Blanc
140 pages, 15 euros
Commandes au siège de l’association : L’Ours Blanc – 28 rue du Moulin de la Pointe – 75013 Paris
Commenter cet article