"UNE ÉTRANGE DISPARITION" par notre ursidé Michel Humbert - Association L'Ours Blanc

" La piste  étroite et sinueuse se faufilait comme une taupe sous d'iridescentes collines  couvertes de pommiers ployant sous leurs fruits ; scintillaient au soleil leurs branches revêtues de rubans étincelants destinés à dissuader les oiseaux de prendre part au festin.

 Les terrasses plantées de maïs escaladaient  les hauteurs , dont étaient extraits des blocs de marbre découpés ensuite dans les villages alentour , aux jolies maisons blanchies à la chaux .Des petits lacs artificiels miroitaient comme des larmes d'enfant. Des temples aux toits de tuiles jaunes vernissées abritaient des dieux débonnaires, favorables aux heureuses moissons.

Peu à peu, le chemin  s'insinua avec peine dans les premiers contreforts de la  montagne cernant l’horizon, d'énormes pierres semblaient en équilibre instable ; des éoliennes tournaient impavides au-dessus de la forêt, tandis que des singes erratiques les observaient tout en rêvant du temps où ils étaient les rois de la planète.

 Un  sage pensif au visage énigmatique de bronze veillait immobile pour l’éternité, un rouleau de manuscrits dans une main. Des pandas insatiables  dévoraient inlassablement  des pousses de bambou. Une vieille femme vêtue de hardes, accroupie dans la poussière, contemplait d'un regard vide la terre qui allait  bientôt l'accueillir .Un canyon griffait la profonde vallée comme une blessure béante.

L'atmosphère devenait  étrange  et irréelle. Le temps s'était comme arrêté et attendait silencieux.

J'hésitais à continuer ma marche sur ce sentier qui se rétrécissait à chaque pas , en  se perdant dans les taillis ;  mais soudain , je me trouvais devant une cabane faite d'entrelacs de branchages ,de chaumes et de fougères ,  au seuil  de laquelle se tenait  un homme des bois hirsute  ,  qui me dit d'une voix  amiable :" je vous attendais "....

Comme j'allais rebrousser chemin, il ajouta : " je vis dans la forêt avec les animaux, les insectes, les plantes, les arbres, le vent et  les sources, je communique avec les Génies  des monts et des eaux et avec les âmes errantes .Je vous ai entendu arriver de très loin, de plus loin que vous ne pouvez l'imaginer ; restez un moment ..."

Comme je suis de nature très curieuse et que je ne ressentais aucune hostilité, je décidai de répondre à la suggestion de cet étonnant anachorète.

" N'ayez crainte , je n'ai aucun pouvoir occulte ou maléfique , j'ai quitté ce que l'on appelle la "civilisation ",il y a de nombreuses années , pour vivre enfin  libre ,sans entraves , au milieu d'une nature luminescente , vivante et généreuse  qui me protège , dont je suis issu et où je vais retourner,  je vis avec les saisons , les ruisselets , les oiseaux , les fleurs, les fruits , la neige , les daims ...;  le vent m'apporte des nouvelles , comme celle de votre venue , je converse avec des dieux bienfaisants et bénéfiques , et aussi  avec des entités malheureuses...  je connais des voies secrètes menant à des mondes interdits, dont vous n'avez nulle idée....

Après ce préambule prononcé d'un ton sereinement chaleureux, il m'invita à m'asseoir sur  un siège d'osier qui avait visiblement beaucoup servi ; je commençais à me sentir à l'aise avec ce personnage inattendu.

" Et vous, que cherchez-vous dans mes bois ? me demanda-t-il ; je lui répondis que j’étais un botaniste, chercheur en pharmacopée à l’Université, passionné par les plantes médicinales traditionnelles.

 " Je connais toutes les espèces des simples de ces forêts, me dit-il, je pourrais vous les montrer, et vous pourriez les étudier à loisir, même prélever quelques échantillons «.

Je fus naturellement enthousiasmé par cette proposition inespérée .Nous convînmes de nous revoir dès la semaine suivante. Je le quittais avec moult remerciements.

Je fus de retour au jour et à l’heure, devant sa hutte, mais il n'était pas là.  Je m'installais sur le siège d'osier pour l’attendre, il devait être quelque part dans la forêt  en quête de champignons ou pour poser des rets ....  A ma grande déception, j'attendis longuement, en vain. 

Sur mon chemin de retour, je croisais un garde forestier, je lui demandais s'il connaissait cet homme des bois ? J'avais rendez-vous avec lui pour étudier des plantes utiles dans mes recherches ...

" Mais bien sûr, nous le connaissons tous, depuis des années !  C'est un personnage extraordinaire, il en sait beaucoup plus que nous sur la vie intime de ces hautes futaies inexpugnables, qui abritent tout un monde caché  de faune et de flore, où il est comme chez lui .... Il vit intrinsèquement dans cette nature intouchée par les humains  et secrètement hantée  d’êtres surnaturels avec lesquels il converse ...  Il est un mage, un peu sorcier ...., il apparait, disparait, réapparait ....nous sommes habitués ....

Il viendra vous revoir comme il vous l'a promis ...  Patience ..."

Je suivis le conseil du garde et revins de temps à autre, mais vainement. Les Officiers des Eaux et Forêts battirent ce massif impénétrable, sans succès .....Nul ne l'avait revu...." il était  libre, solitaire, sans attache connue, me dit le Conservateur, nous ne pouvons rien faire, sinon ouvrir l'œil et espérer en son retour ...."

J'en pris mon parti, désappointé, et retournai à mes chères études universitaires, quoique sans oublier cet original et intéressant "homme des bois " ...

Quelques mois passèrent.

Un matin, je reçus un message du Conservateur qui me priait de venir le voir d’urgence. Dès mon arrivée en son bureau, il me  tendit un gros paquet de feuillages ; je reconnus aussitôt des simples ; il m'expliqua que ses gardes avaient trouvé cet ensemble sur le siège d'osier devant la hutte," ils avaient immédiatement pensé à vous ; comme ces feuilles semblent cueillies récemment, notre homme les avait déposées à votre attention, mais il a disparu depuis à nouveau ...."

Je fus très ému devant  ce qui était un trésor pour moi.  Le Conservateur reprit la parole : " nous pensons qu'il est parti définitivement, sa cabane est totalement vidée, il a dû probablement émigrer dans un autre massif montagneux voisin ...."

Je le remerciai avec la plus grande gratitude.  

Quant à moi,  je suis certain  qu'il avait enfin  rallié cet univers ténébreux, qu'il côtoyait depuis longtemps et qu'il aspirait à rejoindre ...

Qui sait ?

Michel Humbert

11 / 8 / 2022